Saturday 6 January 2007

From: Henri Michaux, Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, 1950-1963.


Peindre


Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu'on puisse faire.
Étrange décongestion, mise en sommeil d'une partie de la téte, la parlante, l'écrivante (partie, non, système de connexion plutót). On change de gare de triage quand on se met à peindre.
La fabrique à mots (mots-pensées, mots-images, mors-émotions, mots-motrìcité) disparait, se noie vertigineusement et si simplement. Elle n'y est plus. Le bourgeonnement s'arréte. Nuit. Mort locale. Plus d'envie? d'appétit parleur. La partie de la téte qui s'y trouvait la plus intéressée, se refroidit. C'est une expérience surprenante.
Et quel repos !
Étrange émotion. On retrouve le monde par une autre fenétre. Comme un enfant, il faut apprendre à marcher. On ne sait rien. On bourdonne de questions. On essaie constamment de deviner... de prévoir...
Nouvelles difficultés. Nouvelles tentations.
Tout art a sa tentation propre et ses cadeaux.

II n'y a qu'à laisser venir, laisser faire.
Pour le moment je peins sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois de la vie sortir.
(1938)


Premières impressions

Ne m'étant pas, enfant, prété à jouer avec le sable des plages (manque désastreux dont je devais me ressentir toute la vie), il m'est venu, hors d'àge, le désir de jouer et présentement de jouer avec les sons.
Oh! Quelle étrange chose au début, ce courant qui se révèle, cet inattendu liquide, ce passage porteur, en soi, toujours et qui était.
On ne reconnait plus d'entourage (le dur en est parti).
On a cessé de se heurter aux choses. On devient capitaine d'un FLEUVE...

On est pris d'une étrange (et dangereuse) propension aux bons sentiments. Tout est pente. Les moyens déjà sont paradis.
On ne trouve pas les freins; ou pas aussi vite qu'on ne trouve le merveilleux...

On met en circulation une monnaie d'eau.

Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n'écoutant quelle-mème, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note àgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant m'avertit.

Dans ma musique, il y a beaucoup de silence.
Il y a surtout du silence.
II y a du silence avant tout qui doit prendre place.
Le silence est ma voix, mon ombre, ma clef... signe sans m'épuiser, qui puise en moi.
Il s'étend, il s'étale, il me boit, il me consomme.
Ma grande sangsue se couche en moi.

*

Quand rien ne vient, il vient toujours du temps, du temps,
sans haut ni bas,
du temps,
sur moi,
avec moi,
en moi,
par moi,
passant ses arches en moi qui me ronge et attends.

Le Temps.
Le Temps.
Je m'ausculte avec le Temps.
Je me táte.
Je me frappe avec le Temps.
Je me séduis, je m'irrite...
Je me trame,
Je me soulève,
je me transporte,
Je me frappe avec le Temps...

Oiseau-pic.
Oiseau-pic.
Oiseau-pic.

Qu'est-ce que je fais ici?
J'appelle.
J'appelle.
J'appelle.
Je ne sais qui j'appelle.
Qui j'appelle ne sait pas.
J'appelle quelqu'un de faible,
quelqu'un de brisé,
quelqu'un de fier que rien n'a pu briser.
J'appelle.
J'appelle quelqu'un de là-bas,
quelqu'un au loin perdu,
quelqu'un d'un autre monde.
(C'était donc tout mensonge, ma solidité?)
J'appelle.
Devant cet instrument si clair,
ce n'est pas comme ce serait avec ma voix sourde.
Devant cet instrument chantant qui ne me juge pas,
qui ne m'observe pas,
perdant toute honte, j'appelle,
j'appelle,
j'appelle du fond de la tombe de mon enfance qui boude et se contracte encore,
du fond de mon désert présent,
j'appelle,
j'appelle.
L'appel m'étonne moi-méme.
Quoique ce soit tard, j'appelle.
Pour crever mon plafond sans doute surtout
j'appelle.

*

Pourquoi faut-il aussi que je compose?
Pour briser l'étau peut-étre,
pour me noyer peut-étre,
pour me noyer sans m'étouffer,
pour me noyer mes piques,
mes distances, mon inaccessible.
Pour noyer le mal,
le mal et les angles des choses,
et l'impératif des choses,
et le dur et le calleux des choses,
et le poids et l'encombrement des choses,
et presque tout des choses,
sauf le passage des choses,
sauf le fluide des choses,
et la couleur et le parfum des choses,
et le touffu et la complicité parfois des choses,
et presque tout de l'homme,
et tellement de la femme,
et beaucoup, beaucoup de tout
et de moi aussi
beaucoup, beaucoup,
beaucoup
... pour que passe enfin mon torrent d'anges.

Peu ici compose.
Tout le contraire,
m'y décompose,
en paix, en fluide, m'y décompose.
Mes pierres, ma dent y décompose,
mon obstiné résistant y décompose
et m'étends,
et m'étends à la peine des autres.
Làchant tout respect humain,
je calme, je console, je guéris,
je ressuscite la morte,
j'ouvre les portes,
j'avance pour bénir,
je parle au nom de tous.
Arc-en-ciel.
Plus de procès.
Je plante l'arbre à pain.

*

Marquée par la cassure d'un mal profond, une mélodie, qui est mélodie comme un vieux lévrier borgne et rhumatisant est encore un lévrier, une mélodie
Sortie peut-étre du drame du microséisme d'une minute ratée dans une après-midi difficile, une mélodie défaite, et retombant sans cesse en défaite
Sans s'élever, une mélodie, mais acharnée aussi à ne pas céder tout à fait, comme retenu par ses racines braquées, le palétuvier bousculé par les eaux.
Sans arriver à faire le paon, une mélodie, une mélodie pour moi seul, me confier à moi, éclopée pour m'y reconnaitre, soeur en incertitude
Indéfiniment répétée, qui lasserait l'oreille la plus acquiesC,ante, une mélodie pour radoter entre nous, elle et moi, me libérant de ma vraie bredouillante parole, jamais dite encore
Une mélodie pauvre, pauvre comme il en faudrait au mendiant pour exprimer sans mot dire sa misère et toute la mifère autour de lui et tout ce qui répond misere à sa rpisère, sans l'écouter
Comme un appel au suicide, comme un suicide commencé, comme un retour toujours au seul recours : le suicide, une mélodie
Une mélodie de rechutes, mélodie pour gagner du temps, pour fasciner le serpent, tandis que le front inlassé cherche toujours, vainement, son Orient
Une mélodie...

*

On le prend sur le fait, le changement ruisselant des humeurs.
Tout à coup, la joie est là, révélée, avant qu'on I'ait sentie. Il ne faut plus que la reconnaître. Mais quelques minutes plus tard, sans se briser, elle ralentit, s'immobilise en quelque embrouillamini, où elle trouve une attache forte et dont elle ne peut se défaire, ródant autour sans profit. Cependant à l'embarras il y a une fin, la voilà repartie, insouciance, joie. Mais, qu'est ceci? Tristesse? De qui? Pourquoi? Sur quels sujets brusquement si nombreux, enfermant l'horizon ?
Lentement, une mélancolie, traversant une mélancolie, rencontre plus loin une mélancolie qui se fond et se rallonge en une nouvelle mélancolie. Les chars sont embourbés. Tout afflige. Tout K repousse ". MéIancolie ne désemplit plus.
Plus souvent on est dans l'hésitation, hésitation dont on aurait tort de vouloir sortir prématurément. À elle de savoir. Le trouble trop grand, dessous, qu'elle ne peut encore rendre, à elle de le fixer, à la musique sous les doigts. Elle sera la première informée.

Comme un enfant rèveur, se fourrant les doigts dans le nez, pensif d'un grand problème, mùr de cinquante autres, fette des pierres dans l'eau pour les grands cercles ensuite qui vont s'étendre, s'étendre...
jouant, et mes doigts jouant avec mon ignorance, ma grande, bonne, vraie compagne de toute ma vie, mon ignorance, mon appui, mon intérieur, ou formant sans insister une lente chaussée d'îles...
fatigué d'images, je joue pour faire de la fumée.

*

Contre les bruits, mon bruit. Ce bruit alors repousse tous les autres, ceux du moment, ceux d'avant, ceux de toute la journée, les ramassant par un prodige inoui
en un néant parfait, un soulagement total.
À mesure que la nuit avance et que dans les sons mon moi s'engage, sous le toit bienveillant de l'obscurité, les amis, le sentiment de la présence des amis qu'on garde Gomme une protection après leur éloignement, le souvenir des rencontres, des incidents qui ont compté dans la journée, qui un instant avaient resurgi faiblement en écho, s'estompent, se raréfient. Il n'en vient plus.
Je demeure seul, abandonné des miens, si peu miens maintenant.
Personne, plus personne.
Mon navire brise-silence avance seul dans la nuit.

*

Quand je reviens de voyage, quoique ayant songé à lui [mon piano] bien pouvent dans mes heures de mauvaise humeur et de faim d'autrui, je suis d'abord quelque temps à coqueter avec mon désir, n'allant pas directement à lúi, ni méme le regardant.
Après des dizaines et des dizaines de minutes seulement, après avoir lancé un coup d'oeil comme à demi indifférent, et découvert avec flegme puis refermé l'instrument, tout à coup de désir plein, trop longtemps retenu, je m'y jette, je m'y rue (n'ayant pas depuis longtemps un piano, je dois avoir encore la peur de le perdre et de ne plus en avoir jamais), cette fois je ne me retiens ni des doigts ni du coeur, je m'allonge par-dessus les touches d'où émane la nappe sonore, je m'y trempe, je m'y masse, je m'y dénoue et m'y noie.
Cette fois, c'est bien le retour.
Quand je fus pour louer cet instrument un peu méprisé, je ne pensais pas à lui comme compagnon. Mais le fait est là. Il l'est devenu.
J'ai peur parfois de lui, devenu si nécessaire.
Compagnon qui ne me regarde pas, qui ne m'éva lue pas, qui ne prend pas de note, qui ne garde pas de trace, compagnon qui n'exige pas, ne me fait rien lui promettre.
Tout si simple avec lui.
J'approche. Il est prét.
Je souffre. Il fait le chant.
J'apporte l'obsession, la géne, l'oppression:
Il fait le chant.
J'apporte la situation sans remède, le vain déploiement des efforts, le ratage de tout avec la mesquinerie, les précautions emportées par le vent, par le feu, par le feu, par le feu surtout:
Il fait le chant.
J'apporte l'inondation de sang, le braiment des ànes contre la paix, les camps, le travail forcé, la misère, les emprisonnés de la famille, les choses à demi, les amours à demi, les élans à demi et moins qu'à demi, les vaches maigres, les hópitaux, les interrogatoires de police, les lents mourants dans les bleds perdus, les amers vivants, les foutus, ceux qui dérivent avec moi sur la banquise folle:
II fait le chant.
Je pousse tout péle-méle, ne sachant ce que j'apporte, de qui, pour qui, qui parle dans le panier de plaies:
Lui fait le chant
Lui fait le chant.

*

Il se peut fort bien que je ne continue pas longtemps, fatigué un jour de... ces improvisations qui ne deviennent pas des oeuvres.
Il ne faudrait pas que jamais j'oublie. J'étouffais. Je crevais entre les mots.
J'étais paralysé devant les murs. Ce n'est plus pareil maintenant. Ce ne sera plus jamais pareil.
j'ai connu mon plancton. Je l'ai entendu ! Je sais qu'il est là, maintenant, qu'on le remarque ou non, masse de mouvements flottants sans fin, nourriture océanique d'apaisement.
Les races les plus dures, sur la flúte ont été élégiaques. Leur fierté, là, c'est comme si elle n'était pas engagée. Les guerriers peuvent pleurer. Les razzieurs de troupeaux, les violeurs de femmes peuvent s'attendrir.
Pas besoin de se justifier. Et on peut aller jusqu'au bout sans ridicule.
Un poème aurait vendu la mèche dix fois et la prose rend tout ignoble.
Mots, mots qui viennent expliquer, commenter, ravaler, rendre plausible, raisonnable, réel, mots, prose comme le chacal.
Autrefois, je croyais la peau de tambour nécessaire. Je vois bien que non maintenant. N'importe quel bois fait l'affaire sur quoi les doigts, la main peuvent taper. Vite, plus vite, moins vite, lentement, très lentement. Toute vie ramenée à ca. Mesure de quoi? On ne sait. À tout hasard, on se prépare une respiration nouvelle pour un événement capital, pas apparu encore, pour un nouvel aiguillage ou une grande expérience ou un désastre sans recours, où il faudra qu'elle soit ample et lente pour méditer sagement hors de l'horreur et résister à la vaine envie de vouloir encore redémarrer...

*

On me poussait à enregistrer. Depuis un an que je possède l'appareil, je l'ai plutót boudé. Le foret à surveiller, le disque à surveiller, le disque à changer après trois minutes, ce foret à resurveiller, le sillon à suiveiller pendant qu'on joue, penser que ~a fait un morceau quand justement on n'aime pas les morceaux, mais les répétitions, les longueurs, le petit bonhomme de chemin, et pas de chemin, revenir, revenir à la méme chose, étre litanie, litanie comme la vie, étre longtemps avant de finir, ne pas tellement se décider à faire musique d'homme et surtout pas de compositeur, et surtout pas d'Occidental et plutót faisant musique de moineau, de moineau pas très décidé, perché sur une branche, de moineau qui essaierait d'appeler un homme...

*

Entendu hier musique espagnole. Ne me dit plus rien. Musique pour se réjouir ou se lamenter ensemble quelques-uns. En somme, pour se distraire.
Ce que je voudrais (pas encore ce que je fais) c'est musique pour questionner, pour ausculter, pour approcher le problème d'étre.

[...]

(1949)
 
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